Vidange
Comment j'ai vidé la maison de mes parents ... j'ai lu ce livre il y a quelques mois, ne voyez aucune prescience là dedant, je le savais, ce n'était qu'une question de mois ou de semaines, et c'est à présent à mon tour. Mes parents déménagent et, à leur âge et dans leur état de santé, ce déménagement est le dernier.
Ce fut ce week-end. Et je suis d'humeur noire ce matin.
Grande maison vide qui lentement refroidi, comme je hais à présent ta décoration ridicule, tes rideaux fades et mièvres, la niaise "pensée du jour" que ma mère scotchait dans sa cuisine et dont un exemplaire est retrouvé échoué derrière des meubles jaunis de graisse, comme je te hais de donner à mes yeux d'adultes le spectacle pitoyable d'une décomposition accélérée de mon enfance. Ai-je vraiment vécu, et aimé vivre, dans ce décor d'Armée du Salut ?
Et puis tous ces objets à retrouver, ces corps froids à déplacer à nouveau. Certes, de déménagements étudiants en installations plus stables, j'avais déjà ces dernières années, éliminé, trié, filtré, rangé l'essentiel de mes propres affaires, souvenirs éparpillées. Le tri les a purifié, ils me parlent plus doucement que ne le font ces meubles et bibelots oubliés depuis si longtemps ("si longtemps" ? non, en fait : à peine quelques années, un siècle en réalité).
Mais le tri n'est pas tout, et la dure loi de l'immobilier étant ce qu'elle est, la grande maison provinciale de mes parents était restée un lieu de stockage plus commode que mes appartements successifs en France ou ailleurs, même s'ils sont allés s'agrandissant au fil du temps.
Ainsi, le rapatriement de mes propres souvenirs (du moins ceux auxquels j'ai la faiblesse de tenir, soit environ 10% du volume total) est la première étape de cette ... quoi ? comment dire : cette ... "vidange" ? après tout, la vidange est bien le terme qui désigne l'action de vider, or c'est précisément ce que je fais, je vide. Mais décidément, la vidange résonne un peu trop comme une purge, un siphonnage glougloutant de canalisations malodorantes ... Encore qu'à la réflexion, l'analogie n'est peut-être pas si déplacée que cela ...
Donc, priorité à mes propres cartons : des programmes des pièces de ce théâtre dont j'assurais, pendant quelques années, la promotion, des photos de presse en noir et blanc s'échappant d'un vieux dossier, quelques dossiers de préparation des longs voyages de mes années de fac, le Canada traversé en stop d'Est en Ouest, le nord de l'Europe, du Danemark au cercle polaire, l'arc Yougoslavie-Grèce-Turquie, le Japon, Madagascar. Puis cet amas de photos, et au fur et à mesure que j'exhume des strates plus anciennes, apparaissent des bibelots plus inattendus, un vieux badge marqué "Nucléaire, Oui Encore", arboré fièrement à 12 ans pour faire enrager mon grand frère, écolo chevelu à l'époque, ma carte d'identité d'agent secret confectionnée à huit ans (oui, je sais, les adultes sarcastiques se gausseront de voir un agent secret se confectionner amoureusement une carte d'identité, mais ils ne comprennent de toute façon rien à rien, les adultes), un trésor inouï de plusieurs centaines de billes, le képi d'un ancêtre officier d'artillerie que j'avais recyclé dans mes improvisations théâtrales et qui, après avoir traversé la guerre de 14-18 sans dégâts, n'avait pas supporté cette ultime épreuve ... etc. etc.
Mais surgissent aussi, avec de vieilles photos de classe, le souvenir d'irréductibles haines de cours de récréation, d'humiliations subies un jour, sources de cruelles expéditions punitives le lendemain. Un jour, j'y ai laissé un fragment de dent, j'ai cassé un nez et deux côtes, et frôlé l'exclusion s'il n'avait pas été prouvé que je n'étais pas l'agresseur. Retrouvées, aussi, la photo d'un caniche dont la mort m'avait désespéré, enterré nuitamment dans le jardin, et une photo de cette jambe immobilisée 4 mois après une chute qui m'apprit le sens des mots "douleur physique".
Et enfin, je les connais bien, je ne les ai jamais oubliées, ces coupures de presse jaunies, barrées d'un titre autrefois gras et qui tire aujourd'hui au gris sepia : "un alpiniste amateur de 16 ans se tue sur le Pic du Midi d'Osseau". Et moi j'ai survécu.
Allons ! Je me secoue, je m'efforce d'éviter de trop plonger dans ces eaux moirées, mouvantes, fragmentées d'émotions jaunies et assourdies des échos d'anciennes douleurs.
Se rappelle-t-on, adulte, à quel point l'enfance est un âge violent, âpre, parfois cruel, où les bonheurs comme les désespoirs sont brutaux, immédiats, purs et sans nuance ? Le compromis, la subtilité, les nuances, on ne les apprend qu'après. Se rappelle-t-on ces drames suffocants, tout comme ces joies immenses ? Non, on oublie.
Il y aura d'autres week-end, la maison ne se rendra pas sans d'ultimes combats. Mes armes : quelques cartons et caisses, mais surtout une fidèle armée d'immenses sacs en plastique noir, d'une contenance de 100 litres et à fond renforcé, où échoueront les dernières reliques de quelques vies entrecroisées. D'ici peu, je commanderai un conteneur et il engloutira le reste.
Créer, aimer souvent, conserver parfois puis voir disparaître.
Cycle immuable d'une vie circulaire.
Un siphon. ... en fait, oui, une vidange.
Ce fut ce week-end. Et je suis d'humeur noire ce matin.
Grande maison vide qui lentement refroidi, comme je hais à présent ta décoration ridicule, tes rideaux fades et mièvres, la niaise "pensée du jour" que ma mère scotchait dans sa cuisine et dont un exemplaire est retrouvé échoué derrière des meubles jaunis de graisse, comme je te hais de donner à mes yeux d'adultes le spectacle pitoyable d'une décomposition accélérée de mon enfance. Ai-je vraiment vécu, et aimé vivre, dans ce décor d'Armée du Salut ?
Et puis tous ces objets à retrouver, ces corps froids à déplacer à nouveau. Certes, de déménagements étudiants en installations plus stables, j'avais déjà ces dernières années, éliminé, trié, filtré, rangé l'essentiel de mes propres affaires, souvenirs éparpillées. Le tri les a purifié, ils me parlent plus doucement que ne le font ces meubles et bibelots oubliés depuis si longtemps ("si longtemps" ? non, en fait : à peine quelques années, un siècle en réalité).
Mais le tri n'est pas tout, et la dure loi de l'immobilier étant ce qu'elle est, la grande maison provinciale de mes parents était restée un lieu de stockage plus commode que mes appartements successifs en France ou ailleurs, même s'ils sont allés s'agrandissant au fil du temps.
Ainsi, le rapatriement de mes propres souvenirs (du moins ceux auxquels j'ai la faiblesse de tenir, soit environ 10% du volume total) est la première étape de cette ... quoi ? comment dire : cette ... "vidange" ? après tout, la vidange est bien le terme qui désigne l'action de vider, or c'est précisément ce que je fais, je vide. Mais décidément, la vidange résonne un peu trop comme une purge, un siphonnage glougloutant de canalisations malodorantes ... Encore qu'à la réflexion, l'analogie n'est peut-être pas si déplacée que cela ...
Donc, priorité à mes propres cartons : des programmes des pièces de ce théâtre dont j'assurais, pendant quelques années, la promotion, des photos de presse en noir et blanc s'échappant d'un vieux dossier, quelques dossiers de préparation des longs voyages de mes années de fac, le Canada traversé en stop d'Est en Ouest, le nord de l'Europe, du Danemark au cercle polaire, l'arc Yougoslavie-Grèce-Turquie, le Japon, Madagascar. Puis cet amas de photos, et au fur et à mesure que j'exhume des strates plus anciennes, apparaissent des bibelots plus inattendus, un vieux badge marqué "Nucléaire, Oui Encore", arboré fièrement à 12 ans pour faire enrager mon grand frère, écolo chevelu à l'époque, ma carte d'identité d'agent secret confectionnée à huit ans (oui, je sais, les adultes sarcastiques se gausseront de voir un agent secret se confectionner amoureusement une carte d'identité, mais ils ne comprennent de toute façon rien à rien, les adultes), un trésor inouï de plusieurs centaines de billes, le képi d'un ancêtre officier d'artillerie que j'avais recyclé dans mes improvisations théâtrales et qui, après avoir traversé la guerre de 14-18 sans dégâts, n'avait pas supporté cette ultime épreuve ... etc. etc.
Mais surgissent aussi, avec de vieilles photos de classe, le souvenir d'irréductibles haines de cours de récréation, d'humiliations subies un jour, sources de cruelles expéditions punitives le lendemain. Un jour, j'y ai laissé un fragment de dent, j'ai cassé un nez et deux côtes, et frôlé l'exclusion s'il n'avait pas été prouvé que je n'étais pas l'agresseur. Retrouvées, aussi, la photo d'un caniche dont la mort m'avait désespéré, enterré nuitamment dans le jardin, et une photo de cette jambe immobilisée 4 mois après une chute qui m'apprit le sens des mots "douleur physique".
Et enfin, je les connais bien, je ne les ai jamais oubliées, ces coupures de presse jaunies, barrées d'un titre autrefois gras et qui tire aujourd'hui au gris sepia : "un alpiniste amateur de 16 ans se tue sur le Pic du Midi d'Osseau". Et moi j'ai survécu.
Allons ! Je me secoue, je m'efforce d'éviter de trop plonger dans ces eaux moirées, mouvantes, fragmentées d'émotions jaunies et assourdies des échos d'anciennes douleurs.
Se rappelle-t-on, adulte, à quel point l'enfance est un âge violent, âpre, parfois cruel, où les bonheurs comme les désespoirs sont brutaux, immédiats, purs et sans nuance ? Le compromis, la subtilité, les nuances, on ne les apprend qu'après. Se rappelle-t-on ces drames suffocants, tout comme ces joies immenses ? Non, on oublie.
Il y aura d'autres week-end, la maison ne se rendra pas sans d'ultimes combats. Mes armes : quelques cartons et caisses, mais surtout une fidèle armée d'immenses sacs en plastique noir, d'une contenance de 100 litres et à fond renforcé, où échoueront les dernières reliques de quelques vies entrecroisées. D'ici peu, je commanderai un conteneur et il engloutira le reste.
Créer, aimer souvent, conserver parfois puis voir disparaître.
Cycle immuable d'une vie circulaire.
Un siphon. ... en fait, oui, une vidange.
8 Comments:
Une première visite sur ton blog... et là tout d'un coup, beaucoup de sensations enfouies et toujours coupantes me reviennent à la lecture de ta note... bonne journée
Sissi.
www.u-blog.net/mesnuitsetmesjours
By Anonyme, at 1:14 PM
merci pour ce texte qui fait resortir plein de choses enfouies de l'enfance et aussi de l'age adulte
à la mort de mes parents pour X raisons je n'ai pu garder quoi que se soit impossible, je ne pouvais pas, je ne regrette pas mais souvent je pense à tel ou tel objet, je n'ai gardé qu'un livre et une poupée de mon enfance...
By Anonyme, at 1:30 PM
c'était ludécrit
By Anonyme, at 1:30 PM
c'était ludecrit
By Anonyme, at 1:31 PM
Etranges, les liens tisses entre les objets et nous. Des demenagements, j'en ai subi et vecu toute ma vie, pas de chez soi enracine en moi, mais ma memoire et mes mots comme patrie familiere et interieure. Maintenant, je me rends compte que cette batisse-la se sclerose aussi, et qu'un jour je devrai moi aussi la vidanger...
Hepao
By Anonyme, at 5:43 PM
Etrange, les liens tisses entre les objets et nous. Des demenagements, j'en ai subi et vecu toute ma vie, pas de chez soi enracine en moi, mais ma memoire et mes mots comme patrie familiere et interieure. Maintenant, je me rends compte que cette batisse la se sclerose aussi, et qu'un jour je devrai moi aussi la vidanger...
Hepao
By Anonyme, at 5:44 PM
Merci à Ludécrit qui, évoquant ton billet, m'a permis de découvrir ce texte que je trouve très beau.
Ce que tu dis me touche aussi, et m'émeut.
Je reviendrai faire plus ample connaissance avec ton blog.
Samantdi
By Anonyme, at 6:57 PM
VidanGe...
ça me fait énormément pensé à
L'invention de la Solitude.
de PAul Auster...
Le rôle du souvenir, de la mémoire, des confessions, des objets, de ce que l'on découvre, de ce que l'on perd en devenant adulte, de ce que sont nos parents...etc...etc...etc...
Merci de nous livrer des vidange, vendange.
PrumTiersen
http://prumtiersen.typepad.com/journal/
By Anonyme, at 1:31 PM
Enregistrer un commentaire
<< Home