Histoire à poursuivre
Les voyageurs sont priés de ne pas mettre d’obstacle
(histoire à poursuivre)
Je l’ai d’abord entendue courir sans la voir.
Un tac-tac heurté de talons hauts, dissimulé par le coude du couloir de la station de métro. La sonnerie de fermeture de la rame continuait à retentir, et je calculais mentalement la distance qui lui restait à parcourir avant de parvenir aux portes.
C'est sûr, elle n’y arriverait pas.
Puis je la vois déboucher, continuer à courir et même accélérer, malgré la faible probabilité de succès. Un bon point pour elle. Mais les portes se ferment à cet instant précis.
Elle n’en a cure. Déterminée, elle se jette en travers de la porte. Plus exactement, elle jette en avant deux sacs de courses, d’élégants sacs en papier fort, portant les couleurs de magasins en vue. Et une jambe aussi. Fine. Collant noir.
Malgré tout, c’est un peu juste. Les mains encombrées par ses paquets, elle ne peut écarter les battants de la portes, qui s’obstinent dans leur aveugle logique pneumatique : elles ont reçu l’instruction de se fermer, elles se fermeront.
Quitte à écraser l’élégant carton de lingerie qui dépasse du premier sac.
Elle a sans doute présumé de ses forces. Elle est sur le point de renoncer, elle va reculer le pied et tenter de sauver ses dessous de luxe d’un triste écrasement métropolitain.
Non.
Deux mains viennent écarter les battants de la porte. Les miennes. Les portes m’opposent une résistance inattendue. Stupides mécaniques ! Je dois m’y prendre à deux fois, me coller contre la porte et écarter brutalement les portes, qui cèdent d’un coup. Emportée par son élan, elle se projette en avant, tandis qu’emporté par l’élan inverse, je me trouve être précisément l’obstacle sur lequel elle aboutit.
Bref, nous entrons en collision. Pas le temps de faire un constat, les portes insistent pour se fermer à nouveau. Je l’empoigne par le bras et l’aide à entrer. Les portes se referment.
Le wagon, vide de tout voyageur en ce début d’après-midi, approuve ma conduite.
La rame s’ébranle et pénètre dans le tunnel.
Elle me jette un rapide coup d’œil, et me lance un bref ‘merci’, qui suffit à révéler un accent étranger, sans doute est-européen. Polonaise, sans doute, ou Roumaine. Ou Tchèque, Slovaque, Russe ou Bulgare. De toute façon, je ne connais rien à ces accents, et ne suis jamais allé plus loin vers l’Est que Nancy. Ma frontière à moi, c’est l’Atlantique.
Mais je l’imagine fugacement en espionne qui venait du froid, experte en art martiaux, en poisons subtils et en dessous de soie. Depuis la chute du Mur de Berlin, il est plus probable qu’elle soit étudiante ou femme d’affaire. J’ai d’ailleurs du mal à la classer dans l’une ou l’autre catégorie, hésitant à lui donner 22 ou 30 ans.
Tout à mes pensées, j’ai laissé mon regard fixé sur elle. Elle le supporte sans ciller.
Elle pourrait aller s’installer loin de moi dans le wagon vide, mais elle reste là, à soutenir mon regard.
Ce bref duel visuel ne dure pas et c’est elle, la première, qui a la sagesse de détourner les yeux pour nous éviter charitablement de sombrer dans le ridicule.
Je me rassieds, elle en fait de même, toujours en face de moi. Je regarde ailleurs.
Le wagon grince et tangue dans le tunnel obscur, scandé de brefs éclairs au néon.
Un silence très relatif s’installe entre nous, au milieu de ce concert métallique.
Je jette un coup d’œil aux sacs froissés, dont le contenu ne semble pas avoir souffert. J’aimerais le vérifier.
A nouveau, elle surprend mon regard et semble deviner mes pensées.
Bien sûr, elle ne dit rien, mais laisse flotter sur ses lèvres l’ombre d’un imperceptible sourire.
Cinq ou six stations passent ainsi, des voyageurs entrent et sortent, et nous arrivons au terminus.
Je sors le premier. Elle me suit, il n’y a d’ailleurs qu’une seule sortie.
Là, au lieu de prendre le chemin qui m’aurait conduit chez moi et part sur la droite, d’instinct, je prends sur la gauche. « Si elle me suit, je continue » …
Elle me suit, à distance raisonnable.
J’entends à nouveau le tac-tac de ses talons, cette fois régulier et souple.
A deux reprises, je refais le pari : « … si elle me suit, je continue ». Elle me suit, et donc je continue, mais je ne sais plus où je suis.
Je m’arrête au milieu de la rue, et l’attend.
– Excusez-moi, Mademoiselle, mais je suis perdu.
Elle ne relève même pas l’incongruité de ma phrase, et me répond :
– Tout dépend de l’endroit où vous désirez vous rendre.
C’est de sa faute : c’est elle qui a parlé de l’endroit où je « désire » me rendre, et non de l’endroit où je « dois » me rendre.
Donc je lui réponds : « chez vous ».
Silence.
Je m’apprête à bredouiller un sourire gêné et à partir, mais elle reprend, sans élever la voix : « alors vous y êtes ».
Nouveau silence, plus court, celui-là.
Elle sort des clés de sa poche, ouvre la porte de l’immeuble et s’efface pour me laisser passer.
J'entre.
[voilà, à vous maintenant ...]
(histoire à poursuivre)
Je l’ai d’abord entendue courir sans la voir.
Un tac-tac heurté de talons hauts, dissimulé par le coude du couloir de la station de métro. La sonnerie de fermeture de la rame continuait à retentir, et je calculais mentalement la distance qui lui restait à parcourir avant de parvenir aux portes.
C'est sûr, elle n’y arriverait pas.
Puis je la vois déboucher, continuer à courir et même accélérer, malgré la faible probabilité de succès. Un bon point pour elle. Mais les portes se ferment à cet instant précis.
Elle n’en a cure. Déterminée, elle se jette en travers de la porte. Plus exactement, elle jette en avant deux sacs de courses, d’élégants sacs en papier fort, portant les couleurs de magasins en vue. Et une jambe aussi. Fine. Collant noir.
Malgré tout, c’est un peu juste. Les mains encombrées par ses paquets, elle ne peut écarter les battants de la portes, qui s’obstinent dans leur aveugle logique pneumatique : elles ont reçu l’instruction de se fermer, elles se fermeront.
Quitte à écraser l’élégant carton de lingerie qui dépasse du premier sac.
Elle a sans doute présumé de ses forces. Elle est sur le point de renoncer, elle va reculer le pied et tenter de sauver ses dessous de luxe d’un triste écrasement métropolitain.
Non.
Deux mains viennent écarter les battants de la porte. Les miennes. Les portes m’opposent une résistance inattendue. Stupides mécaniques ! Je dois m’y prendre à deux fois, me coller contre la porte et écarter brutalement les portes, qui cèdent d’un coup. Emportée par son élan, elle se projette en avant, tandis qu’emporté par l’élan inverse, je me trouve être précisément l’obstacle sur lequel elle aboutit.
Bref, nous entrons en collision. Pas le temps de faire un constat, les portes insistent pour se fermer à nouveau. Je l’empoigne par le bras et l’aide à entrer. Les portes se referment.
Le wagon, vide de tout voyageur en ce début d’après-midi, approuve ma conduite.
La rame s’ébranle et pénètre dans le tunnel.
Elle me jette un rapide coup d’œil, et me lance un bref ‘merci’, qui suffit à révéler un accent étranger, sans doute est-européen. Polonaise, sans doute, ou Roumaine. Ou Tchèque, Slovaque, Russe ou Bulgare. De toute façon, je ne connais rien à ces accents, et ne suis jamais allé plus loin vers l’Est que Nancy. Ma frontière à moi, c’est l’Atlantique.
Mais je l’imagine fugacement en espionne qui venait du froid, experte en art martiaux, en poisons subtils et en dessous de soie. Depuis la chute du Mur de Berlin, il est plus probable qu’elle soit étudiante ou femme d’affaire. J’ai d’ailleurs du mal à la classer dans l’une ou l’autre catégorie, hésitant à lui donner 22 ou 30 ans.
Tout à mes pensées, j’ai laissé mon regard fixé sur elle. Elle le supporte sans ciller.
Elle pourrait aller s’installer loin de moi dans le wagon vide, mais elle reste là, à soutenir mon regard.
Ce bref duel visuel ne dure pas et c’est elle, la première, qui a la sagesse de détourner les yeux pour nous éviter charitablement de sombrer dans le ridicule.
Je me rassieds, elle en fait de même, toujours en face de moi. Je regarde ailleurs.
Le wagon grince et tangue dans le tunnel obscur, scandé de brefs éclairs au néon.
Un silence très relatif s’installe entre nous, au milieu de ce concert métallique.
Je jette un coup d’œil aux sacs froissés, dont le contenu ne semble pas avoir souffert. J’aimerais le vérifier.
A nouveau, elle surprend mon regard et semble deviner mes pensées.
Bien sûr, elle ne dit rien, mais laisse flotter sur ses lèvres l’ombre d’un imperceptible sourire.
Cinq ou six stations passent ainsi, des voyageurs entrent et sortent, et nous arrivons au terminus.
Je sors le premier. Elle me suit, il n’y a d’ailleurs qu’une seule sortie.
Là, au lieu de prendre le chemin qui m’aurait conduit chez moi et part sur la droite, d’instinct, je prends sur la gauche. « Si elle me suit, je continue » …
Elle me suit, à distance raisonnable.
J’entends à nouveau le tac-tac de ses talons, cette fois régulier et souple.
A deux reprises, je refais le pari : « … si elle me suit, je continue ». Elle me suit, et donc je continue, mais je ne sais plus où je suis.
Je m’arrête au milieu de la rue, et l’attend.
– Excusez-moi, Mademoiselle, mais je suis perdu.
Elle ne relève même pas l’incongruité de ma phrase, et me répond :
– Tout dépend de l’endroit où vous désirez vous rendre.
C’est de sa faute : c’est elle qui a parlé de l’endroit où je « désire » me rendre, et non de l’endroit où je « dois » me rendre.
Donc je lui réponds : « chez vous ».
Silence.
Je m’apprête à bredouiller un sourire gêné et à partir, mais elle reprend, sans élever la voix : « alors vous y êtes ».
Nouveau silence, plus court, celui-là.
Elle sort des clés de sa poche, ouvre la porte de l’immeuble et s’efface pour me laisser passer.
J'entre.
[voilà, à vous maintenant ...]
4 Comments:
Dans ma tête ses mots résonnent comme le tac tac de ses talons, me voilà ,là, dans le hall de cet immeuble ,par le pouvoir magique d'un simple mot mis à la place d'un autre. Je me sens un peu gauche,l'assurance de cette femme me déroute,d'habitude c'est plutôt moi qui prends les devants...
By Anonyme, at 2:14 PM
et si la suite était exprimée du point de vue de la femme ?
By Nemyo, at 3:29 PM
pourquoi pas ?
autre possibilité , chaque protagoniste se mettant dans la peau de l'autre ...
à toi le choix...
By Anonyme, at 6:58 PM
lingerie et jambes fines, ça commence bien.
Moi je dis : et elle me présenta à sa chère et tendre qui l'attendait derrière la porte.
Na.
By Anonyme, at 10:27 AM
Enregistrer un commentaire
<< Home