Nemyo's

vendredi, septembre 15, 2006

un lapin (3 et fin)

Résumé des épisodes précédents : [Il sent la déception, l’énervement monter, le cerner, le narguer. Mais pourquoi penser à cela maintenant ?]




Il se faisait une joie de cet instant programmé depuis des mois, pourquoi ces pensées lugubres ? Ce n’est pas que son nouveau statut l’angoisse, non, il aura suffisamment de moyens pour vivre sans difficulté, sans excès non plus. Les excès, d’ailleurs, cela n’a jamais été trop son truc. Le petit héritage perçu à la mort de son père il y a une dizaine d’année a été sagement géré, peu entamé, et lui garantit des revenus suffisants. Tout cela a été sagement et soigneusement préparé. Ni trop, ni trop peu. Comme tout ce qu’il a fait dans sa vie. Pas de mauvaise surprise à attendre de ce côté-là. Pas de surprise du tout, d’ailleurs. Ni de ce côté-là, ni d’un autre, pense-t-il, et l’amertume qui se mêle à cette pensée le surprend. Penser à autre chose. Chasser tout ça.

Le moment approche et voilà qu’il est fébrile à présent. C’est malin. Il a choisi de rester jusqu’au bout, d’être le dernier, le tout dernier dans la pièce que la pénombre envahit lentement, car il veut être seul lorsqu’arrivera le moment précis où, peut-être … Le moment où une nouvelle vie pourra commencer.

Voilà, les mots sont lâchés. Une nouvelle vie … les mots tournent et retournent, accélèrent, virevoltent, s’insinuent en lui et squattent ses pensées avec l’insistance agaçante et sans-gêne des ritournelles d’enfants. Une nouvelle vie, vraiment ? Il ne sait pas, après tout ce n’est jamais une ‘nouvelle’ vie, une vie on n’en a qu’une, elle ne peut pas être ‘nouvelle’ la vie, elle continue, c’est tout. Début, milieu, fin. Un point c’est tout. C’est comme l’expression ‘refaire sa vie’, c’est stupide, aussi, on ne refait pas sa vie, on la poursuit, un peu différemment, peut-être, et encore, pas toujours, c’est difficile à changer, une vie. Tiens ! Encore une expression à la con, pense-t-il, ‘changer de vie’, on ne change pas, on avance un peu, à moins qu’on ne recule, ou bien finalement ce n’est que du surplace, il ne sait plus, et toutes ces expressions imbéciles ne servent qu’à masquer l’impuissance, comme toujours. Mais qu’est-ce qu’elles ont, toutes ces expressions, à soudainement l’assiéger, ‘nouvelle vie’, non, d’ailleurs sa vie n’est pas si mal, s’emporte-t-il intérieurement, avant immédiatement de douter, de se sermonner, sa vie n’est pas si mal, oui, si l’on veut, mais elle n’a pas été terrible non plus, ni trop ni trop peu, comme toujours, mais franchement ça aurait pu être mieux, trop d’occasions manquées, et d’ailleurs pourquoi fait-il cette fixation, depuis plusieurs jours, sur cette journée, sur le moment précis où tout le monde sera parti, et où il sera seul, avec lui-même (encore une expression débile, pense-t-il rapidement, mais sans s’attarder, il a déjà trop à faire pour juguler toutes les ‘nouvelles vies’ qui l’obnubilent), hein, oui, pourquoi cette fixation, pourquoi vouloir changer de vie, car voilà, c’est dit, il faut se l’avouer (oui, pense-t-il avec une délectation masochiste, proche de l’hystérie, oui, oui, je dois me l’avouer !) il faut se regarder en face, sa vie est banale, tiède, moyenne, et oui, c’est vrai, il veut en changer, ça y est, le moment va arriver, il va pouvoir changer de vie, commencer une nouvelle vie, refaire sa vie, et qu’importe si ces expressions ne veulent rien dire, lui il les comprend, il se comprend, il veut changer de vie, il veut une nouvelle vie. Voilà, c’est ça, c’est ce qu’il veut, finalement, et qu’importe si les expressions ne veulent rien dire, lui il sait ce qu’il veut, c’est une nouvelle vie, changer de vie, refaire sa vie.

Il est seul à présent, ils sont partis, un peu surpris de le voir marmonner seul dans son coin, de plus en plus agité. Il a failli parler à voix haute. Il en rougirait presque de confusion. Il est seul, c’est ce qu’il voulait. Il ne savait pas ce qui l’attend, mais il voulait être là. Des fois que. Des fois qu’il se passerait quelque chose. Pour une fois. Il ne voulait pas rater ce rendez-vous là, lui qui en a raté tellement dans sa vie. A présent, il s’en veut d’avoir attaché une telle importance à cet instant précis, mais le mal est fait, il ne pense plus qu’à ça. Il se trouve gauche et incongru, embarrassé et nerveux comme lors de son premier rendez-vous, avec une fille dont il a tout oublié. Drôle de rendez-vous, aujourd’hui. Avec lui-même. Tiens, « j’ai rendez-vous avec moi-même », pense-t-il, il se répète la phrase plusieurs fois, et le côté pompeux du cliché lui arrache un sourire crispé. Puis il se fige, cela lui rappelle quelque chose, un de ces trucs qu’on voudrait enfouir dans la mémoire mais qui surgissent, parfois, narquois, au hasard. Le souvenir se précise, c’est une phrase, une phrase qu’il avait lue à l’adolescence, dans un de ces livres qu’on ne lit qu’entre quinze et dix-huit ans, parce qu’on a plein d’idées toutes faites sur la vie, ou qu’on est en train de se les construire, ces idées. Après on oublie, ou on renie, les livres c’est du gaspillage de papier, un fatras de mots promis à l’oubli, au recyclage, à la retraite.

Mais il y avait cette phrase justement, cette petite phrase obstinée qui avait survécu au naufrage et lui revenait en pleine figure, des années après, fraîche comme au premier jour, pimpante et ironique. Elle n’avait pas vieilli, elle. D’ailleurs, cela lui revenait à présent, il l’aimait tellement, cette phrase qu’il l’avait recopiée dans un carnet, perdu depuis longtemps lui aussi. Elle lui murmurait sa petite musique narquoise aux oreilles : « Dans quelques années, l’homme que tu seras devenu aura des comptes à rendre à celui qu’il aurait pu devenir. Et ce genre de rendez-vous n’est pas toujours agréable. »

Et merde ! voilà, ça y est, c’est aujourd’hui, voilà ce qu’il attendait sans le savoir, c’était ce rendez-vous, oublié, ignoré, perdu dans la masse indistincte de ses souvenirs. Le fraîchement retraité, plus très frais d’ailleurs, sembla manquer d’air, il tremblait, transpirait, stupidement immobile dans l’obscurité naissante. Lui qui pensait en avoir fini avec les rendez-vous, les contraintes de temps, les réunions sans fin et sans intérêt, il était rattrapait par ce damné rendez-vous qu’il avait oublié tout ce temps. Coincé.

Alors, prenant une profonde inspiration, il empoigna la valise offerte par le comité d’entreprise, se dirigea vers l’ascenseur et, résolument, se posa un lapin.

1 Comments:

  • Si le destin ne mêlait pas son grain de sel, on pourrait vivre tous heureux et vivre plein d’histoires ou de vies.
    Mais son ombre plane toujours à celui-là !

    Pis le gars, il a bien fait de se poser un lapin…
    Rappelle-toi, il y a bientôt une année, je répondais un peu idem dans ton post « rendez-vous ».

    Une année, c’est court et interminable aussi…

    Bon je me mets à « coder » aussi.

    Je prends tout ce que tu as écrit et j'aime...

    By Anonymous Anonyme, at 11:33 PM  

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